Cinq lecteurs que tout écrivain a forcément croisés en dédicace (et les moments de doute qui en ont découlé)

Les séances de dédicace sont un passage obligé pour la plupart des auteurs, du débutant au plus expérimenté. En salon, ces périlleux exercices d’auto-promotion donnent souvent lieu à des scènes déconcertantes ou cocasses.

Qu’il s’agisse de manifestations littéraires d’envergure ou de séances de signatures plus confidentielles en librairie, on finit par repérer quelques profils-type de lectrices et de lecteurs (il y a aussi des profils-type d’auteurs, et j’ai la ferme intention de me pencher prochainement sur le sujet, pour celles et ceux d’entre vous qui se poseraient la question).

Sans qu’ils le fassent exprès, leurs questions innocentes et leurs remarques – partant, la plupart du temps, d’un très bon sentiment – ont le don pour nous mettre mal à l’aise et nous laisser sans répartie.

Petit tour d’horizon.

1. Les rêveurs

Où trouvez-vous l’inspiration ?

Cette question est la plus simple du monde, vous ne trouvez pas ? Imaginez : vous venez de terminer un des bouquins les plus formidables que vous ayez lu depuis longtemps. Par la richesse de ses décors, la justesse de ses personnages, l’auteur a su vous faire vibrer, vous emporter dans les méandres de son intrigue, et vous n’avez pas réussi à lâcher le roman avant d’en connaître la fin ! Vous le refermez, la tête encore emplie de scènes épiques, de dialogues truculents et de rencontres d’une rare intensité émotionnelle, et là, vous vous dites : « Mais où va-t-il chercher tout ça ? »

Si vous avez un jour la chance de rencontrer votre écrivain préféré en séance de signature, c’est sûr, c’est la première question que vous allez poser.

Soit que vous rêviez vous-même de vous essayer à l’écriture, soit par simple curiosité ou admiration pour son travail, vous brûlez d’envie que l’auteur partage avec vous son secret : la source où il a l’habitude d’aller puiser quand il a une histoire à écrire, comme d’autres connaissent le meilleur coin pour débusquer les champignons. (ce qui me rappelle ma seule et unique expérience de cueillette des champignons, que je vous raconterai un jour, si vous êtes très sages, mais pas aujourd’hui, car je me suis juré en créant ce blog de ne PAS me perdre dans mes habituelles digressions, et on n’en est qu’au #1, bon sang !)

Bref.

Celles et ceux – nombreux ! – qui ont déjà eu l’occasion d’interroger un écrivain sur ce point le savent : sitôt la question fatidique posée, le romancier blêmit, se trouble, cherche ses mots… son regard se fait fuyant, il tâtonne à la recherche de sa bouteille d’eau ou de son gobelet de café (un mot de remerciement à l’attention des libraires, toujours attentifs au maintien de notre hydratation)… dans ses balbutiements, vous ne retrouvez plus rien de l’éloquence du magicien des mots que vous aimez. Pour un peu, vous crieriez à l’imposture, soupçonneriez votre écrivain favori d’user des services d’un « Ghost-writer » de l’ombre et de ne pas être capable d’aligner deux phrases sans bafouiller.

En réalité, vous venez tout simplement de poser la question impossible, celle à laquelle aucune réponse n’existe.

Bien sûr, une fois le moment de gêne passé, on s’en sortira toujours par une pirouette (après tout, les rebondissements, ça fait partie du boulot) ; on parlera de notre enfance, du voyage à Rome qu’on a fait avec l’école en 1993 et du souvenir impérissable de la chute de Clotilde dans la fontaine de Trevi ; on évoquera un oncle, une gentille voisine, une âpre commerçante croisée un jour, il y a longtemps, comme modèles de nos personnages les plus emblématiques ; on citera notre métier, nos découvertes, nos passions…

Mais la vérité, c’est qu’on n’en sait rien.

Je ne sais pas ce qui m’a poussée à raconter une histoire de volcan en éruption dans « La Dormeuse« , à parler d’un épileptique voyageant dans le temps dans « Le cas singulier de Benjamin T. », et encore moins d’éleveurs de chevaux dans « Après l’estive » et « Ceux d’en haut» … (alors qu’en termes de compétences équestres, j’en suis restée au stade du trot dégingandé – le trot enlevé étant par trop technique – et de la chute évitée de justesse avant de redescendre prudemment).

Alors, s’il vous plaît, continuez à rêver que nous possédons effectivement la mystérieuse recette de l’inspiration sur commande, et ne nous demandez pas d’expliquer.

C’est embarrassant.

2. Les enthousiastes

Ces lecteurs là, ils font partie des chouchous des écrivains. Dans les premières secondes de la conversation, tout du moins. Parce qu’après, les choses se gâtent.

Voilà le tableau :

L’auteur, à sa table, cherche désespérément à attirer l’attention des clients de la librairie pour leur présenter son bouquin.

Ceux-ci, en réaction, mettent en place toutes sortes de stratégie d’évitement plus ou moins grossières et efficaces. Elles consistent, dans la plupart des cas, à regarder partout ailleurs que vers la table dudit auteur, en mode « Ah, mais je ne vous avais pas du tout vu » (Laissez tomber, on a vu que vous nous aviez vu. Il faut dire que nous, les écrivains, on a un fin sens de l’observation).

D’autres jettent un premier coup d’œil, repèrent l’artiste malheureux et incompris ; leur visage se ferme, leur expression indiquant pourtant assez clairement leur état d’esprit (« Merde, encore un qui va essayer de me refourguer son chef-d’œuvre illisible alors que je suis juste entré pour acheter un Bic ») ; ils infléchissent subtilement leur trajectoire pour se tenir hors de portée de la table, au cas où l’écrivain frustré par le manque de public jaillirait brusquement de son siège pour les agripper sauvagement ; ils articulent un « bonjour » pressé du bout des lèvres, assorti d’un regard d’avertissement, pour clairement lui signifier qu’ils sont déjà bien gentils de ne pas l’ignorer et qu’il ne faut pas en demander plus.

A cet instant, l’enthousiaste entre en scène.

C’est une femme, le plus souvent. A l’instant où elle franchit le seuil de la librairie et où elle croise le regard de l’écrivain, il saisit que la chance vient de tourner. Son visage s’éclaire. Elle donne de petits coups de poing frénétiques dans l’épaule de son mari, désigne le romancier – à présent aux aguets, flairant enfin la première vente de la journée – à sa fille adolescente qui fait la gueule parce qu’elle voulait rester plus longtemps à Primark, puis à son fils scotché à son Iphone. Elle est si excitée de tomber sur son auteur favori qu’elle ne s’aperçoit pas que le reste de la famille s’en fiche éperdument.

Elle va se précipiter.

Elle se précipite.

Avec la fascination inquiète de l’agriculteur qui voit le nuage de grêle se former dans le lointain, l’auteur la regarde déferler sur lui, cherchant machinalement la phrase d’amorce la plus adéquate. Il aurait tort de s’en faire ; pour ce qui est d’amorcer, l’enthousiaste n’a besoin de l’aide de personne.

— Vous êtes là ! C’est vraiment vous ! J’y crois pas ! Jean-Gaëtan, tu as vu qui est là ?! rugit-elle, prenant à témoin le mari qui, l’air las, adresse au romancier un signe de tête compatissant.

— J’ai vu, confirme-t-il sobrement.

L’enthousiaste, de toute façon, ne lui prête aucune attention.

Tous ses capteurs sensoriels sont concentrés sur l’auteur qui, après une demi-journée passée à faire tapisserie, essaie tant bien que mal de s’adapter au déferlement. Avec un sourire un peu crispé, il tend la main vers la pile intacte de ses derniers romans, tremblant de soulagement à l’idée que, si tout va bien, il va réussir à en refiler au moins un à quelqu’un.

— J’ai juste A-DO-RÉ votre dernier bouquin ! Il m’a complètement SCOTCHÉE !

Le romancier arbore aussitôt un air faussement modeste.

— Eh bien, merci… Qu’est-ce qui vous a plu dans mon histoire ?

Elle pose son sac sur la table, puis son manteau – l’enthousiasme donne chaud – et pour finir une fesse, histoire d’être plus à son aise. Elle sort son téléphone, prend dix-huit selfies avec le romancier qui commence à se dire que la gloire est finalement en train d’arriver. Dans son dos, les libraires lèvent des pouces ravis et, par effet grégaire, les autres clients du magasin commencent à s’approcher.

Puis l’enthousiaste dit :

— La scène érotique à Budapest, dans le sauna nudiste, c’était juste dingue ! DINGUE ! J’ai dit à Jean-Gaëtan : « Ce garçon est un génie, il écrit comme un Dieu, j’y suis, c’est simple, j’y suis ! A poil dans les bains hongrois ! Bon sang, j’étais sûre de ne pas en dormir DE LA NUIT !

— Tu as dormi, modère Jean-Gaëtan en regardant l’heure.

— Oui, enfin, c’est une expression ! lâche-t-elle avec un fugitif agacement, avant que son sourire éblouissant ne réapparaisse pour poursuivre : … Et le combat entre le gorille et la serveuse du Starbucks ! C’était DANTESQUE ! ÉNORME ! Qui, de nos jours, fait encore de la littérature aussi puissante ? Je veux dire, à part vous ?!

Elle fixe le romancier avec insistance, et il comprend que ce n’est pas une question rhétorique. Ce qui, pour être honnête, le tarabuste quelque peu.

Déjà, quand l’enthousiaste avait mentionné Budapest, il avait eu des doutes.

D’accord, il ne se rappelle pas toujours le détail de ses bouquins, mais une scène de cul dans un sauna hongrois naturiste, tout de même… Les éloges de l’enthousiaste étaient si flatteurs qu’il leur a laissé à tous les deux le bénéfice du doute, mais à présent qu’on en arrive à la serveuse et au gorille, il faut avoir le courage d’affronter la vérité en face.

— Excusez-moi, mais… duquel de mes livres voulez-vous parler, exactement ? demande-t-il à contrecœur.

L’enthousiasme de la fan inconditionnelle retombe immédiatement. Une expression de doute remplace son sourire béat.

— Mais… « Étreintes animales chez les Magyars », évidemment !

Son regard égaré passe sur les piles de livres, accroche le nom du romancier déconfit. Elle réalise son erreur et descend de la table aussitôt.

— Vous n’êtes pas Takács Boldizsár ? demande-t-elle lentement.

Par un phénomène inexplicable, c’est le romancier, et pas elle, qui se sent gêné. Pour un peu, il s’excuserait de lui avoir fait une fausse joie. Meurtri, il regarde l’ex-enthousiaste le toiser avec une déception mâtinée d’un peu de mépris, et il ne peut s’empêcher de dire, pauvre vengeance, qu’il n’a jamais entendu parler de son écrivain hongrois.

Vexée, elle récupère son sac et son manteau et s’en va sans dire au revoir, entraînant dans son sillage mari et enfants indifférents.

Résigné, le romancier griffonne le nom en phonétique sur un de ses marque-pages. Avant de partir, il ira jeter un œil au rayon « Littérature étrangère ». Un gorille et une serveuse de Starbucks, c’est vrai que ça doit être dantesque.

3. Les dépressifs

A l’inverse des précédents, les dépressifs tergiversent longtemps, avant de se décider à aborder l’auteur. Ce dernier, rappelons-le, a lui-même perdu une bonne part de son élan vital habituel au fil des déconvenues de la journée, aussi considère-t-il avec une certaine méfiance l’homme grisâtre ou la femme terne qui se plante devant sa table.

Le dépressif, lui, ne s’est pas trompé d’auteur. Il y a des semaines qu’il a repéré l’annonce de sa venue à la librairie, la date est cochée avec soin dans son agenda et il a mis plusieurs alarmes sur son Iphone pour l’avertir de l’approche du jour J mais, même sans ces précautions, il s’en serait souvenu.

C’est que l’auteur, voyez-vous, a changé sa vie.

Avec une émotion mal contenue, il exhibe une édition de son premier roman toute abîmée et cornée, truffée de mini-post-it colorés pour marquer les passages importants. A juger de leur nombre, tout l’ouvrage a semblé remarquable à ce lecteur fervent, constate l’auteur, un brin inquiet. (Toute personne ayant lu « Misery » de Stephen King sait, à ce stade, que trop de passion peut conduire sur un terrain glissant).

— Ce livre, balbutie le dépressif, le menton tremblant, ce livre…

Il pousse un immense soupir, trop submergé par l’émotion pour trouver ses mots.

— Oui… ? l’encourage l’auteur, de plus en plus nerveux.

Le dépressif, alors, fond en larmes. Il tire résolument la chaise que les libraires ont laissée là pour le confort des lecteurs, en négligeant le fait essentiel que trop de confort incite à s’attarder. Quoique, en ce qui concerne le dépressif, s’attarder est un euphémisme. Durant l’heure et demi suivante, il assommera l’auteur du récit détaillé de son enfance malheureuse, du naufrage de son mariage et du harcèlement de son patron, au prétexte qu’il a vu, dans le héros du roman, une ressemblance évidente qui ne PEUT PAS être un hasard.

Inutile d’espérer s’en débarrasser, lancé, le dépressif ne s’arrêtera plus.

Bien sûr, les autres clients de la librairie n’oseront pas plus l’interrompre que le romancier lui-même. Ils passeront sans s’arrêter tandis que, piégé, il devra subir jusqu’à la fermeture le compte-rendu des multiples malheurs du dépressif sans les avoir demandés.

Au moment de partir, peut-être essaiera-t-il, timidement, de lui parler de son dernier roman. Une vente serait une sorte de compensation pour cette séance de psychothérapie imposée, non ?

En général, le dépressif lui adressera le premier sourire de l’entrevue, et lui répondra avec insouciance par la négative, arguant qu’il ne voudrait pas prendre le risque d’être déçu.

4. Les experts-comptables

Ça gagne bien, un auteur ? 

Avec celles de la catégorie #1, je crois que c’est une des questions qu’on finit toujours par nous poser au fil de la conversation. Évidemment, quand on sait que la fortune de J.K. Rowlings est supérieure à celle de la reine d’Angleterre, on comprend bien que l’amalgame soit tentant. Mais J.K. Rowlings, rappelons-le, a écrit la saga des Harry Potter dont, à moins d’avoir vécu dans une grotte pendant les vingt dernières années (ce qui vous aura par ailleurs mis à l’abri du léger problème sanitaire que nous vivons actuellement), vous avez forcément un peu entendu parler…

La question de l’argent est toujours un sujet délicat à aborder, quelle que soit la profession. Personne n’aime dire combien il gagne et, en ce qui concerne les écrivains, les sommes sont le plus souvent tellement ridicules qu’il y a de quoi se demander : à quoi bon s’acharner ?

La réponse, heureusement, est évidente : pas pour l’argent.

La plupart des romanciers vous diront avec sincérité qu’ils écrivent pour le plaisir, par passion et que, pour remplir le caddie de la semaine à Coop ou à Auchan, ils ont un autre job.

C’est aussi mon cas, même si je ne désespère pas de suivre un jour l’exemple de J.K. Rowlings (je suis une éternelle optimiste).

Elle, je ne crois pas qu’elle bosse à côté.

Elle ne sait pas ce qu’elle rate.

5. Les francs du collier

Pour terminer cette énumération, citons encore une espèce de lecteurs complètement à part, les francs du collier.

On les croise essentiellement sur les salons littéraires, de préférence dans les manifestations les plus importantes, rassemblant un grand nombre d’auteurs dont des stars du livre internationales. Il faut savoir que, dans ce type d’événements, il faut bien souvent s’acquitter d’une entrée payante et qu’on est bon pour y passer la journée, si on tient vraiment à faire le tour détaillé des innombrables stands à disposition.

… Ce qui rend la présence des francs du collier sur les lieux encore plus déconcertante ; car, quand le romancier les aborde, cherchant en toute innocence à présenter son bouquin, il s’entend répondre, d’une voix mi-méprisante, mi-ironique :

— Ça ira, merci. Moi, je ne lis pas.

Les francs du collier dans les salons du livre sont définitivement – avec les trous noirs – un des grands mystères irrésolus de l’univers.

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