Trois sœurs, de Laura Poggioli
En Russie, il y avait ce proverbe qui disait « Biot – znatchit lioubit – s’il te bat, c’est qu’il t’aime », et les proverbes, c’est comme le passé : quand on ne sait plus où on va, on s’y agrippe pour se persuader qu’on est du bon côté.
Ce court extrait pourrait à lui seul résumer le premier roman de Laura Poggioli, un des trois ouvrages de la rentrée littéraire 2022 des Editions l’Iconoclaste. Un texte un peu inclassable, surfant allègrement entre fiction romancée, reportage en immersion et récit d’introspection remarquablement structuré.
Disons-le tout de go : j’ai beaucoup aimé.
En 2018, Krestina, Angelina et Maria Khatchatourian, trois adolescentes russes d’origine arméniennes, assassinent leur père de trente-six coups de couteau. Si ce fait divers tragique traumatise la Russie, c’est davantage pour les questions de société qu’il soulève que pour la violence de l’événement : en effet, le parricide met fin à des années de sévices perpétrés par ce père violent, alcoolique, incestueux.
Laura Poggioli, une française amoureuse de la Russie où elle a vécu étudiante, se passionne pour l’affaire. Si le terrible destin des trois sœurs la bouleverse à ce point, c’est évidemment qu’il résonne avec sa propre histoire, ses blessures comme celle de sa famille. Dans ce récit cathartique, elle se met en scène avec intelligence et finesse, sans auto-apitoiement ni lourdeur. A plusieurs reprises, la construction du roman m’a rappelé ceux d’Emmanuel Carrère, où le narrateur devient un personnage de son propre livre, dans le seul objectif d’en servir le propos.
Car l’auteure, elle aussi, a souffert de la violence de l’étudiant moscovite dont elle était tombée amoureuse.
Elle a connu l’emprise de l’homme sur la femme, dans une société patriarcale où la légitime défense, en cas de violence conjugale, n’est le plus souvent pas reconnue ; elle a – coïncidence ou hasard ? – également découvert au cours de son enquête que plusieurs de ses aïeules avaient été victimes d’inceste.
Dans un style simple mais parfaitement maîtrisé et efficace, l’auteure dresse le portrait des trois sœurs et de leur environnement familial, dans un récit à rebours qui débute dix ans avant le drame. Dix années pour comprendre l’ampleur de la souffrance de ces jeunes femmes, et se demander comment elles ont réussi à tenir aussi longtemps avant de se résoudre à accomplir l’impensable…
En parallèle de ces deux récits de vie – celui des sœurs et le sien – l’auteure dresse une passionnante analyse de la société russe , forte de son vécu personnel mais surtout de sa grande connaissance de l’histoire, des traditions et des évolutions géo-politiques de ce pays-continent. Sans hargne ni jugement, elle éclaire d’une lumière nouvelle ce drame du quotidien, qui conduit irrémédiablement le lecteur à s’interroger sur la question des violences faites aux femmes dans son propre pays…
Quoique sombre, un excellent roman, pour une auteure à la plume déjà impressionnante de maîtrise et de maturité.
Merci aux éditions L’Iconoclaste pour l’envoi de ce Service Presse.
Roman à paraître le 18/08/22.